Covid, casinos et drive…où en sont les jeux d’argent ?

Alors que nous sortons d’une crise pandémique qui a affecté bien des secteurs, dont le marché des jeux d’argent, ce dernier n’a eu aucun mal à remonter la pente. Le secteur français se porte même très bien avec un chiffre d’affaires (CA) en hausse de 7% par rapport à l’année 2020. Mais à quel prix ?

Partouche : des trophées aux procès ?

Le 19 mai 2021, Partouche et ses célèbres Pasino pouvaient rouvrir leurs portes. L’heure était au déconfinement, souvenez-vous… À la différence que cette réouverture avait une odeur particulière. Ayant bien conscience des appréhensions des uns comme des autres, le groupe Partouche dont la création remonte à l’année 1973, décida d’accompagner cette réouverture d’un dispositif très « Covid-friendly ». Le drive Pasino voyait le jour sur un Parking de la Grande-Motte. Imaginé durant la crise mondiale, ce dispositif inédit dans le secteur fut récompensé lors de la cérémonie londonienne des « Casino Awards ».

Le 12 avril 2022, Partouche a décroché l’award du meilleur programme marketing dans le monde des casinos. Assez étonnamment, la société française cotée en bourse, fut la première à oser mettre sous tente la moquette si reconnaissable de ces lieux au luxe apparent. On dit même que cette façon de jouer est plus intime et individuelle, et qu’elle ne renie pas avec les fondamentaux. Ambiance sonore, minibar, confort, machine à sous, poker et jeux électroniques : tous les codes du casino sont là, ou presque. Finalement, la différence majeure réside dans l’arrivée des joueur.euse.s, qui au lieu de fouler le tapis rouge, se contenteront de garer leur véhicule devant la tente choisie. Moins prestige mais plus accessible.

Si les innovations du groupe sont justement récompensées, tâchons aussi d’exposer les facettes moins reluisantes d’une entreprise qui n’en est pas à son coup d’essai en matière de démêlés avec la justice française. En 2018, deux dirigeants du casino cannois (le « 3-14 ») furent mis en examen pour abus de biens sociaux. Puis deux jours avant la publication de cet article, le 24 juillet 2022, nous apprenions que le président du casino Partouche de Cannes (Éric Zana) est mis en examen pour harcèlement moral et sexuel.  Voici l’un des témoignagnes d’une victime

« J’ai été embauchée au 3.14 début 2019. Je travaillais de nuit, 35 heures par semaine. Dès l’arrivée du nouveau président, je me suis sentie gênée en sa présence. Pour me dire bonjour, il retenait ma main et tentait de l’embrasser. Il faisait des compliments sur mes coiffures, mon décolleté, me conseillait de me maquiller davantage pour ressembler aux girls américaines. Il bloquait des créneaux d’une heure avec la masseuse de l’établissement et me demandait de l’accompagner. Il me proposait aussi de monter boire un verre avec lui sur la terrasse. J’ai toujours refusé. »

Source : témoignage recueilli par Mediapart

Le jeu dématérialisé continue de s’imposer

En parallèle, l’activité des jeux en ligne prend de plus en plus de place, jusqu’à représenter 20% du CA global. Les paris sportifs, hippiques ainsi que le poker se numérisent, en même temps que de jeunes joueur.euse.s rejoignent la communauté d’adeptes de jeux d’argent. Si le calendrier sportif n’y est pas étranger, il faut tout de même relever la performance exceptionnelle des paris sportifs : +44% de croissance avec 7,89 milliards d’euros de mises, un vrai record !

Même l’offre de loterie, autre vecteur de la croissance du secteur des jeux d’argent avec une croissance de 16% en 2021, se digitalise. Si l’on a tous en tête les 30 000 points de vente FDJ où tout un chacun (mineurs exclus) peut tenter sa chance avec un jeu à gratter, il faut désormais concevoir que l’expérience des jeux instantanés s’étend au monde numérique. « A prendre ou à laisser » fut le troisième jeu à gratter phygital lancé en 2021 par la Française Des Jeux. Son démarrage fut très réussi, assurément aidé par une promesse : « Plus qu’un simple ticket à gratter, A PRENDRE OU A LAISSER vous permet de tenter de multiplier vos gains éventuels grâce à une étape digitale. »

Une digitalisation qui redéfinit notre rapport aux jeux d’argent

Un jeu comme « A prendre ou à laisser » a déjà de quoi questionner. Symbole de transition vers les expériences digitales, son fonctionnement pousse le vice du jeu d’argent. Si le joueur a gagné au grattage, il a donc la possibilité de multiplier ses gains en scannant un QR code. Cela soulève des questions sur le rôle et la place de la FDJ. S’il y a quelques années, le choix revenait intégralement au joueur de miser ses gains dans un nouveau ticket à gratter, il est désormais presque incité à « tenter le diable », à viser toujours plus gros au risque de tout perdre.

ticket FDJ "A Prendre ou A Laisser"
« Oserez-vous défier le banquier ? » (source : Zwwp)

Rendre accessibles les jeux d’argent via un système de drive est aussi une évolution discutable. Faut-il sortir aussi facilement les machines à sous, des murs bien gardés et réglementés, du casino ? Le débat mérite en tout cas de subsister. Puis à une heure où les paris et jeux d’argent n’ont jamais été aussi présents, que ce soit derrière un écran ou au pied d’un parking, il nous semble de bon ton de revenir à certaines œuvres comme Le Joueur de Fiodor Dostoïevski ou encore Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de l’auteur autrichien Stefan Zweig. La docteure en littérature Natalia Leclerc analyse et mêle leurs écrits dans un article intitulé « Le joueur en crise(s) : instant et répétition, néant et éternité ».

Sa réflexion sur le jeu prend un sens particulièrement intéressant lorsqu’on la confronte au marché et fonctionnement des jeux d’argent. Voici l’extrait que nous avons décidé de vous partager :

« Le jeu est un principe d’ouverture des possibles par rapport à la réalité. Cela s’illustre sur le plan social, où l’on croit que le jeu permet de s’enrichir rapidement et sans effort manifestation concrète du processus symbolique selon lequel le jeu est fondé sur la dialectique de la réalisation. Ainsi, pour le narrateur dostoïevskien, le jeu a une puissance d’illusion telle que tout devient possible : « il peut arriver que l’idée la plus délirante, l’idée la plus impossible, à première vue, se cristallise si fort dans notre tête qu’on finisse par la prendre pour quelque chose de réalisable… » De l’impossible on passe au possible, puis au nécessaire, puisque s’impose l’idée de « quelque chose qui, déjà, ne peut pas ne pas être, qui est forcé de survenir ». Le jeu transforme le rapport à la réalité, d’abord de façon libératrice, en ouvrant le champ des possibles, puis contraignante, en recréant une nécessité. Le joueur joue parce qu’il est persuadé qu’il doit gagner. L’ouverture s’est transformée en certitude et ainsi en tragédie, car pour le joueur, la certitude est celle de la perte. Le futur, à peine ouvert, se referme. »

Source : Leclerc, Natalia. « Le joueur en crise(s) : instant et répétition, néant et éternité: Dostoïevski et Zweig ». Temporalités, nᵒ 13 (7 juin 2011). https://doi.org/10.4000/temporalites.1572

Temporalités - Revue de sciences sociales et humaines
Bannière de la revue Temporalités : OpenEdition Journals

 

De sages paroles à diffuser le plus largement possible afin d’éveiller un maximum de joueur.se.s aux dangers des jeux d’argent. On ne devient pas un joueur pathologique du jour au lendemain et de nombreux facteurs individuels peuvent amener à entretenir un rapport pernicieux au jeu. Pour autant, le renforcement des campagnes TV de prévention à destination des mineurs ou des joueurs excessifs ne suffit pas en 2022. À un moment charnière ou les géants du secteur vont profiter des mois à venir pour creuser, encore davantage, le sillon du digital et des jeux d’argent présents à tous les étages…